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"L'Art de transmettre" par Christophe Thiebault, sociologue

I- Au commencement de l’Idée

Autrefois, comment devenait-on ouvrier ?

-    On appartenait à un métier – on ne possédait pas un métier mais c’était le métier qui nous possédait

-    et donc la transmission c’était une sorte d’héritage – mélange de fierté, d’habileté, de filiation, de charge, d’apprentissage de la vie dure, du devoir, d’engagement par le travail manuel et la parole qui disait en peu de choses ce qu’il y avait à faire, où l’on refaisait la journée avec un ou deux potes avant de rentrer chez soi.



-    on était ouvrier du bâtiment par ce qu’on s’identifiait à ce monde social à l’ensemble des corps de métiers, à un « nous » une communauté de destin, un ensemble de clans et de tribus même s’il y avait ceux d’en haut : charpentiers, menuisiers, ébénistes, tailleurs, ferronniers et les autres  

-    Solidarité naturelle « mécanique » : entre les métiers, conditions partagées, sentiment d’égalité par l’utilité et la force du travail contre l’oisiveté, la paresse, l’immobilisme… Un patron ou un chef d’équipe était avant tout un ouvrier qui avait réussi à s’extraire de sa condition de production c’est en cela qu’il était respecté.

Aujourd’hui

Comment devient-on ouvrier du bâtiment ?

-    Par défaut ou par manque : d’ambition, de capacité intellectuelle, de soutien, de relation

-    Par désillusion : insatisfaction, échec scolaire, dérive, difficulté d’estime de soi, faiblesse des liens familiaux, on devient ouvrier par effraction

-    Par raison économique : le seul moyen d’assumer une certaine indépendance, une obligation

Nécessité de conversion …       

Du travail comme :

. Principe de réalité (fini de rêver),
. Echange inégal (je ne sais pas quoi faire de lui, dette, 
crédit à rembouser, c’est une charge, il me doit tout)
. Marchandise (je vaux tant),
. Obligation (je n’ai pas le choix),

A un travail comme :

. Principe de réalisation (j’ai un but, je voudrais
être,j’en suis capable, c’est possible)
. Réciprocité, (reconnaître les désirs et revendications
comme légitimes, reconnaître n’est pas exprimer sa
gratitude mais affirmer au préalable l’existence et la
valeur de l’autre. Par le droit = égale valeur morale ou
juridique des individus, mouvement d’amitié qui installe
une relation personnelle et véritable,une conscience de la
valeur et une donation. Si je peux parler de l’autre,
l’autre pourra me parler et parler de moi à un autre
NUISANCE REVERSIBILITE…)
. Désir et Valeur (je peux être exigeant, consciencieux,
tenace, aller jusqu’au bout, être satisfait de ce que je fais)   

«  On peut apercevoir que le travail est d’abord une activité créatrice. La désaliénation consiste entre autres choses à rendre au travail son aspect et son sens créateur.
C’est cet aspect qui est primordial et donateur de sens. S’il est vrai que les individus humains sortent de l’animalité en se mettant à « travailler » pour satisfaire leurs « besoins » et pallier la rareté des biens, il est également vrai qu’ils devaient d’abord être en mesure d’agir et de fabriquer. C’est dire que, d’abord par essence, un individu désirant est en même temps un individu capable de désirer, d’inventer, d’organiser et de créer ; et ce qu’il crée alors ce ne sont pas seulement des outils, c’est aussi l’activité qui produit ces outils, activité qui devient la vie même de l’individu. Le travail n’est plus seulement la production des biens qui rendent la vie possible, il est aussi l’action et l’activité qui « produisent » la vie et la civilisation, leur style et leur mode d’être. »
R. MISRAHI « 100 mots pour construire son Bonheur » 

II- L’idée de Transmettre


1 - Par quoi s’opère la transmission classique ?

. La filiation (le modèle, la référence, l’exemplarité,le 
code de conduite,l’exigence d’une tenue, la
transmission d’ets,père et fils)

. L’œuvre (l’héritage morale, le savoir-faire caché, les
secrets de fabrication, la vie comme une mise en
œuvre,l’œuvre inachevée attend une suite…

. La discipline (dans les 2 sens du mot) qui
s’impose au dessus de chacun.   


La transmission : dimension verticale

Quelque chose de sacré qui descend vers le profane. Exige distance, respect, une certaine austérité, on ne s’invite pas à la parole mais on est invité à s’exprimer, on garde son quant-à-soi. Une partie de nous sort du milieu du travail 

Quelque chose qui dépend d’un « rite initiatique », une entrée dans la vie, bizutage avant le sérieux, faire ses classes, « le bleu », vêtement de travail, casque, gans, chaussure de protection, la caisse à outil, une forme d’adoubement (relation maître/disciple, professeur/élève, chef d’équipe/ouvrier, Maître d’œuvre ou compagnon/apprenti…)

où celui qui est en haut choisi le moment de l’affranchissement, du départ dans la vie, l’instant solennel où le lien d’attache est rompu…

Ce modèle de « formation verticale » suppose une reconnaissance sociale légitime des différentes positions où chacun est à sa place, inscrit dans un parcours professionnel qui est aussi un parcours de vie, d’effort et de patience (mobilité = grandir, avancer, récompense du chemin parcouru).

… Cela suppose : d’accepter d’être en bas…
d’accepter la sanction, la contrainte, l’exigence ou la sévérité de celui qui est en haut, de mettre son cœur à l’ouvrage, de prendre sur soi, d’accepter une certaine inégalité de position, une certaine attitude de passivité, de modestie, d’attente… 

… Cela suppose de considérer la transmission comme une action simple unilatérale entre celui qui émet quelque chose (suggestions, une manière de faire, les bonnes pratiques, une méthode, un exposé théorique et celui qui reçoit. Or ce principe d’apprentissage suppose un individu ou un apprenti qui serait une sorte de cire plastique molle sans désir, sans revendication, sans identité sociale et sur laquelle viendrait s’imprimer une qualité et une qualification professionnelle labellisée.


Complexité : Action = interactions = réactions = transactions = rétroactions il n’y a pas un seul élément nous constituant qui soit fixe mais en activité permanente : il y a donc en permanence des perturbations et des malentendus : on surdétermine, on accentue, on inhibe, on modifie, on influence, on transforme, on agresse, on se protège.

2 - La transmission : dimension horizontale
(Différence et indifférence)

Une question d’échange entre pairs

PARADOXE

Si aujourd’hui nous concevons et pouvons nommer les différences de qualité, de performance, de compétences, de situation sociale nous nous indignons à l’idée qu’elle puissent faire l’objet, d’une hiérarchisation sociale, professionnelle, politique. Plus nous sommes conscients d’une différence moins nous souhaitons qu’elle fasse l’objet d’une discrimination, d’une quantification, d’une exclusion, d’un traitement à part, d’une position subalterne. Soit nous en parlons trop et c’est insupportable (compassion) soit nous n’en parlons pas et c’est pire.

Tout ce qui contribue à marquer davantage la différence -Moi et les autres, Nous et Eux -produit de l’indifférence, du rejet, de la violence, de la stigmatisation .

Principe de réversibilité. (Racisme, phénomène de bandes, de quartier, cas sociaux…) On ne sait pas poser une différence sans poser une déviance ou une norme et donc une a-normalité.

Vouloir transmettre c’est d’abord poser un principe d’échange entre égaux, constater la différence de l’autre comme équivalente à ma propre différence à son égard et que cet écart évident pour tous les deux peut être source de progrès ou de discorde. Chacun reste maître de son « je », chacun est à la fois entraîneur et joueur.

… En quoi la reconnaissance de l’autre n’est pas une concession, un faire semblant, un calcul mais bien la condition même d’un échange véritable ouvert à la solidarité. 

Une question de « solidarité en acte »

Reconnaître c’est poser comme principe que La parole nous engage (on ne peut pas la reprendre). L’acte et l’œuvre finis nous engagent (on ne peut que le défaire). Nous sommes donc que nous le voulions ou non solidaire du succès ou de l’erreur de l’autre parce que nous sommes tenus par sa promesse. Et qu’il n’y a pas de « promesses en l’air » 

Nous sommes les premiers témoins de ce que nous disons aux autres, faisons pour d’autres et présentons comme un travail achevé et donc visible par tous.

Ce qui est dit est dit, ce qui est fait et fait – il y a irréversibilité même si je peux me dédire ou défaire.

C’est le sens de la parole et des actes qui engage chacun à l’endroit où il est. Si je me dédie je pose un soupçon sur la parole, la confiance et donc une certaine fidélité à ce que je suis. « Tenir ce à quoi on peut s’en tenir… »

Si je défais ou je refais je me mets dans une position où je suis dans l’obligation de constater et de faire constater une défaillance, un manque

L’exigence que nous mettons à dire ou faire s’accompagne nécessairement d’une tolérance.

C’est en cela que l’on peut parler d’échange entre égo - égaux. Simplement parce que chacun peut dire « JE » et que ce « JE » l’engage. En posant une exigence pour moi et l’autre je pose en même temps une tolérance pour l’autre et pour moi. Notre exigence est-elle juste et légitime ?

Et à partir du moment où j’assume cette exigence et cette tolérance je suis en mesure de définir ma responsabilité c’est-à-dire également d’estimer l’autre et son travail. De Mesurer et de compter, de me dépenser sans compter…

Ce rapport au travail est de même nature que le rapport à la société. La question de la transmission n’est pas autre chose qu’une question d’échange et de solidarité c’est-à-dire de socialité, d’émotion, de réussite et d’échec partagés.

C’est pour cela que l’on ne peut découper l’individu comme s’il y avait d’un côté le travail et de l’autre la vie tout autre.

…Si l’on poursuit notre raisonnement…

l’on est amené à constater que la transmission fait partie du travail et de la vie qu’elle est donc une valeur associée au travail, une valeur qui donne le mouvement, le tempo. 


La transmission fait partie du travail


Travailler et transmettre c’est la même chose, c’est poser dans le même temps la même activité créative.

C’est cette activité créative qui produit de la civilité et de la civilisation c’est-à-dire ce par quoi on reconnaît un beaux geste, un style, un mode d’être, une invention. Il n’y a donc pas un temps pour l’un et un autre temps pour l’autre, l’un comme l’autre transforme le présent pour fabriquer de l’avenir.


N. GRIMALDI « le travail »
« Le Travail est une transfusion de la vie de chacun dans celle de tous.
Le travail transforme le présent pour fabriquer de l’avenir, il est la continuation de la vie. Lorsqu’il est spontané, il est une dilatation de l’existence, lorsque je le vends ou le cède, il est une contrainte.C’est toute la différence entre le travail aliéné et le travail comme liberté. En niant la valeur du travail, on considère que la vie s’accomplit d’autant plus que l’on travaille davantage. Ce qui vaut dans le travail c’est d’y exprimer son propre rythme, c’est de s’y diffuser (…)Lorsque le travail n’est plus un mode d’expression par lequel je deviens assimilable aux autres, ma vie étant ainsi justifiée, validée, je me sens exclus de la société. La vie ne passe plus à travers moi »


L’homme est un commencement (St Augustin) et il est aussi la suite d’une série (Kant) avant d’entreprendre de commencer la sienne. Le travail et la transmission commencent ainsi avec celui qui arrive, celui qu’on accueille, celui qui s’offre à l’entreprise. Bien sûr que l’on transmet une histoire, un savoir-faire, le produit d’une expérience mais sommes nous assurés de la suite qui en sera faîte et pourquoi s’obliger à la valider. Après tout la parole de celui qui arrive n’est encore qu’une vague promesse qui reste à confirmer par les actes, mais c’est parce que c’est une parole neuve qu’elle se donne le droit d’inventer le passé et l’expérience même de l’entreprise en même temps que son avenir.

Toute la question de l’intégration est là.

« Laisser la liberté à un inconnu d’inventer notre histoire en même temps que son projet. »

C’est pourquoi …

La transmission est donc elle-même une valeur !

Qu’est-ce qu’une valeur ?

Simplement un but pratique considéré comme Digne d’être poursuivi et réalisé, et digne d’être proposé à l’action d’autrui. La valeur est donc le contenu et la signification pratique qu’un individu entend conférer à son action et à sa vie. La valeur n’est donc pas un héritage mais une proposition construite tournée vers l’avenir, sous-tendue et reliée à notre désir d’une vie plus satisfaisante.

ça n’est donc pas l’histoire qui fait la valeur mais la valeur qui fait l’histoire par le projet partagé d’un avenir désiré. La valeur est transmission, la transmission est valeur

C’est pourquoi la valeur dépend de nous et ne dépend que de nous, elle ne peut s’imposer au-dessus de nous. Elle n’est pas le produit d’une histoire où nous n’étions pas encore, elle est ce qui mérite considération ce qui fait que chaque jour invente en parole et en acte la possibilité d’un avenir meilleur pour le plus grand nombre, elle est ce que la patience et le temps retiendront de ce que nous avons fait. Parce que la condition du temps est dans la relation entre êtres humains.


Christophe THIEBAULT, Polynôme
Pour le GEIQ 64.